Finale
Il est demeuré seul, couché dans l'herbe au flanc de la haute levée. Depuis une heure ou depuis vingt ans, il ne sait plus. Son corps lui pèse, hanté d'une sourde déception dont il sent l'amertume à sa bouche. Contre ses paumes à plat il éprouve la fraîcheur des tigelles, et lentement déplace ses mains pour renouveler cette apaisante caresse. Il tressaille tout à coup au heurt d'une chose inattendue, tourne la tête, et reconnaît la boîte à pêche de Najard.
Il fallait qu'elle fût là, rugueuse sous les doigts qui la touchent, avec ses douves marbrées de veines et de nœuds, piquées d'écailles sèches et ternies, avec ses charnières de cuir, son baudrier de cuir abandonné, lâche, dans l'herbe.
Ce n'est qu'une boîte à pêche, un coffre étroit, moins grand que n'aurait cru Bailleul. Fallait-il donc qu'elle fût ouverte, pleine de poissons allongés sur des rouches ? En tassant les poissons, en les abîmant davantage, on en pourrait ajouter quelques-uns. Mais déjà la boîte déborde; un long chevesne fané, une petite ablette raide sont morts, tombés à côté d'elle. Et les poissons qu'elle encaque sont morts, fanés et raides comme l'ablette et le chevesne.
Bailleul se penche, appuyé sur le coude. Sans rien toucher que du regard, il fouille dans cet agglomérat d'écailles, dans cette nécropole glacée : des chevesnes morts, des goujons morts, des barbillons, des brèmes, des gardons, des brochets... Cela se compte d'un coup d'œil, jusqu'aux bêtes qui sont par-dessous, et qu'on dénombrerait aussi pour peu qu'on osât, de la main, soulever celles qui les écrasent. Tiens ! une vandoise... une carpe... une perche aux reins épineux. Voilà des formes familières, des espèces que reconnaît le souvenir. C'est fatigant, c'est puéril. Bailleul a détourné les yeux, sur une dernière vision de cadavres confus, mêlés les uns aux autres et tout à coup méconnaissables. Elle était éclatante et jolie, cette mouche verte sur les poissons morts.
D'autres mouches vibrent au-dessus des herbes, et des abeilles bourdonnent parmi les fleurs des champs. Que regardait Bailleul, sans voir ces fleurs de mai qui lui frôlent le visage ? S'il le veut, pour la première fois, il verra un talus de la Loire au printemps.
Tout près, une fleur de saxifrage se balance mollement sur sa tige : une tige un peu velue qui rougit à la cime; une fleur aux cinq pétales candides évasés à partir du cœur, en courbe douce tendue vers la lumière. Le calice s'épanouit, à moins qu'il ne se creuse vers le secret des étamines et du pistil, là où sa chair devient plus tendre, comme ombrée d'une goutte d'huile un peu verte, d'une goutte de cire tiède et fondante. Rien qu'une fleur de saxifrage, mais toutes les autres suspendues dans le ciel, les grappes jaunes d'un mélilot, une fleur de mauve, et par-dessous les clochettes d'un muscari bleu sombre, et par-dessous encore, au ras de la terre invisible, des potentilles pareilles à des gouttes de soleil, des géraniums sauvages d'un rose si simplement rose, et des fumeterres, des érodiums, et des séneçons mêlés aux pissenlits.
Que Bailleul hausse un peu la tête, le monde s'agrandira, chevelu de plantes innombrables. Qu'il se lève et gravisse la levée... Ah ! c'est assez, ce jour de mai, pour son humilité contente, de rester allongé dans l'herbe; de cligner les paupières afin de mieux subir, rose et blanc, jaune et bleu, le papillotement des fleurs; de respirer au fredon des abeilles l'odeur des calices et des tiges, et celle du terreau moite sur quoi pèse son corps. Il s'étire, les bras tendus. Et de nouveau, sans qu'il le veuille, sa main touche la boîte à pêche. Il a pourtant retiré sa main; pas assez vite : un bruit dur a heurté le bourdonnant silence, un claquement de couvercle qui tombe. Bailleul secoue le front avec une douceur somnolente : « Ce n'est pas moi, ce n'est pas moi... La boîte à pêche s'est refermée toute seule. »
Fin